Si l'on devait refaire la génèse du monde, de la terre ou tout au
moins celle d'une gravière, parler de big bang, de cosmologie, de
couches, de fossiles, de strates ou de failles à l'échelle des temps
géologique... il y aurait matière à raconter...histoires de vies et
de Vie!
Au commencement, il y avait un caillou, né d'une ancêtre alluvion du
quaternaire ou même, à un jet de pierre, de la lointaine époque de
l'ichthyosaure, ce sympathique lézard mi poisson mi dauphin ou de
l'apatosaurus herbivoire qui avalit des gastrolithes, ces "pierres
d'estomac" pour digérer les énormes quantités de fougères
ingurgitées. Plus proche de nous, le crocodile mange du caillou pour
aider à sa digestion. On évoquerait aussi l'âge de pierre où nos
hommes préhistoriques s'armaient d'outils de ... pierre.
Y a pas de lézard, le caillou était déjà exploité par le règne
animal, le paléolithique et le néolithique avant de l'être par nos
actuels marchands de sable!
Ces hommes de carrière tentent justement de faire carrière dans les
tas de caillasse. Pierre après pierre, ils repoussent la terre,
excavent les falaises de sable, isolent les particules. Les parois
de gravier sont mises à nu. En creusant des trous, des p'tits trous,
toujours des p'tits trous, ils donnent à nos paysages l'aspect d'un
véritable gruyère artisanal. Faut pas leur jeter la pierre, pas de
problème, du roc... il y en a en stock.
Pour eux, le caillou c'est une pierre de taille et le gravier c'est
de l'or, car sans gravier pas de béton, pas de routes, pas de ponts,
pas de stations d'épuration, pas de canalisations, pas de
maisons.
Si nous faisons allusion au gravillon d'alluvion, postérieur à la
dernière glaciation, il est destiné, comme sa soeur l'argile, à
l'extraction pour la construction. De sa mère la pierre, le petit
brut est extrait, on filtre les particules, puis il est lavé, roulé,
trié, concassé en granulats bien calibrés, on lui fait la peau
lisse.
Sur combien de milliers de kilomètres de routes notre gravier a-t-il
roulé ses bosses ? Oui, c'est un gravier bien roulé, au coeur de la
pierre, qui a souvent dû faire le mur ou le trottoir, avec la
complicité certes d'un petit ou d'un grand tamis. Destin somme toute
terre à terre.
Bien des vies notre gravier : granulats alchimiquement modifiés en
béton de construction destiné à l'édification puis à la démolition,
recyclé en broyats de béton, gravats intelligents, mais attention...
en déblais ou débris "propres", il finit en agrégats et sédiments.
On sème ainsi des petits cailloux qu'on remet dans le circuit.
Malheureux comme une pierre, notre graveleux caillou doit retourner
à la case départ, pour finir au trou dans la gravière et mordre la
poussière!
Il existe un monde extraordinaire dans la gravière : elle héberge
une flore et une faune très spécifique qui l'affectionnent
véritablement. On y rencontre le sonneur à ventre jaune et le
crapaud accoucheur au teint terreux, aux yeux dorés, à la pupille
verticale. Son cri est bref, flûté, très sonore et son corps
pustuleux et trapu. Il expusle dans la mare des tétards vigoureux et
carnivores pour la prospérité et les jeunes crapelets un peu
molasses s'y prélassent avant de remplacer les plus âgés.
Couleuvres à collier, papillons, libellules, orchidées et gentianes,
tussilage, osier rouge, crapauds calamite, hirondelles de rivage,
salamandres tachetées, papillons azurés, lézards, criquets à ailes
bleues, épilobes à fleurs et romarin, oiseaux nicheurs et
batraciens, tous ces pionniers conquérants trouvent un habitat de
substitution et colonisent les anciens talus de fouille. Passerelles
naturelles, échange d'énergie et de matière, maintien de
développement de la Vie.
La boucle est bouclée, pas de grain de sable dans les rouages, ainsi
va la vie, petit caillou, étalon-or du béton, on écrira sur ta
pierre tombale : poussière tu es et à la poussière tu retourneras.
Christine Doucet
Rue de Saint-Jean 98, Case postale, 1211 Genève 3